Le pouvoir du concret (2)


Comment un jeune entrepreneur a réussi à réunir 4,5 millions de dollars auprès d’un groupe d’investisseurs aussi malins que fins connaisseurs de leur domaine.

Hiver 1987, Jerry Kaplan, du haut de ses 29 ans, attendait dans les bureaux de Kleiner Perkins. Ancien chercheur à Stanford, puis salarié chez Lotus aux premières heures de l’entreprise (alors que le tableur 1-2-3 était devenu le produit chouchou des investisseurs et de la Bourse), Kaplan était désormais prêt pour le prochain défi. Son idée : créer une génération d’ordinateurs portables plus petits.

Pour un entrepreneur, avoir l’occasion de défendre une idée auprès d’un capital-risqueur est un événement  considérable, et avoir la chance de la présenter à Kleiner Perkins – la société la plus prestigieuse de la Silicon Valley – c’est un peu comme une audition privée avec Steven Spielberg.

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Kaplan faisait les cent pas devant la salle de réunion pendant que l’entrepreneur précédent achevait sa présentation. Plus il l’observait, moins il se sentait préparé et sa nervosité frôlait la panique. Costume rayé, cravate rouge, graphique en couleur impressionnant … Kaplan commençait à se dire qu’il aurait peut-être mieux fait de mettre autre chose qu’une veste sport et une chemise à col ouvert. Quant à son porte-documents bordeaux, il contenait en tout et pour tout un bloc vierge … Tout cela n’augurait rien de bon. Kaplan pensait qu’il avait éte convoqué pour un premier rendez-vous décontracté, une « prise de contact» mais, debout sur l’épaisse moquette, il commençait à se rendre compte à quel point il avait été naïf. Il n’avait « ni business plan, ni diapos, ni graphiques, ni projections financières, ni prototype ». Pire que tout, l’entrepreneur super préparé dans la salle de réunion faisait face à un public sceptique qui le mitraillait à présent de questions sans concessions.

Puis ce fut au tour de Kaplan. Un des associés le présenta.

Kaplan prit une profonde inspiration et se lança : « Je suis convaincu qu’un nouveau type d’ordinateur, plus proche du carnet que de la machine à écrire, et fonctionnant avec un stylo plutôt qu’un clavier, répondrait aux besoins de professionnels comme nous lorsque nous sommes loin de notre bureau. Nous l’utiliserions pour prendre des notes, envoyer et recevoir des messages via les lignes de téléphonie mobile ; chercher des adresses, des numéros de téléphone, des tarifs, l’état des stocks ; faire des calculs avec un tableur ; et remplir des bons de commande. » Il exposa la technologie requise, insistant sur la principale inconnue : une machine serait-elle capable de reconnaître de manière fiable l’écriture et de la convertir en commandes ?

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Laissons Kaplan raconter la suite :

Mon public semblait tendu. J’aurais été incapable de dire s’ils étaient agacés par mon manque de préparation ou s’ils se concentraient sur ce que j’étais en train de raconter. N’ayant plus grand chose à perdre, je décidai de sortir le grand jeu : « Si j’avais un ordinateur portable avec moi, vous l’auriez remarqué, évidemment. Mais vous n’avez sans doute pas vu que j’ai là dans ma main un modèle de l’ordinateur de demain. »

Je lançai mon porte-documents en l’air. Il vola jusgu’au milieu de la table, où il atterrit avec un grand claquement. « Messieurs, vous avez sous les yeux un modèle de la prochaine étape de la révolution informatigue46. »

Pendant un instant, je me suis dit gue cette démonstration allait me faire éjecter de la salle. Ils étaient assis, dans un silence ébahi, les yeux fixés sur mon porte-documents – posé sur la table, immobile, comme s’il allait soudain s’animer. Brook Byers, associé de longue date du cabinet malgré ses airs d’éternel adolescent, tendit lentement le bras et toucha le porte-documents comme s’il s’agissait d’une sorte de talisman. Et il posa la première question. :« Quelle guantité d’informations pensez-vous pouvoir stocker dans ce truc? »

John Doerr {un autre associé} répondit sans me laisser le temps de le faire. « Aucune importance. les puces de mémoire sont de plus en plus petites et de moins en moins chères et leur capacité doublera probablement chague année pour la même taille et le même prix. »

Quelqu’un d’autre intervint. « Mais n’oublie pas, John, qu’à moins de traduire l’écriture manuscrite efficacement, il est probable que cela prendra beaucoup plus de place. » Celui gui venait de prendre la parole était Vinod Khosla, PDG et fondateur de Sun Microsystems, qui aidait le cabinet à évaluer les projets technologiques.

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Kaplan raconte qu’à partir de ce moment-là, il n’a quasiment plus eu à prendre la parole, associés et partenaires échangeant questions et remarques qui étoffaient sa proposition. De temps en temps, disait-il, quelqu’un tendait la main pour toucher ou examiner son porte-documents. « D’accessoire de papeterie, il était devenu comme par magie le symbole de l’avenir de la technologie. »

Quelques jours plus tard, Kaplan reçut un coup de téléphone de Kleiner Perkins. Les associés avaient décidé de soutenir son idée. Leur investissement valorisait l’entreprise de Kaplan qui n’existait pas encore à 4,5 millions de dollars.

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Qu’est-ce qui a transformé cette réunion de séance de grille avec un entrepreneur anxieux sur les charbons ardents – en séance de brainstorming ? Le porte-documents bordeaux. Le porte-documents présentait un défi aux participants – un moyen de concentrer leurs pensées et de mettre en action leurs connaissances. De critique et réactive, leur attitude est devenue active et créative.

La présence du porte-documents à aidé les capital-risqueurs à laisser libre cours à leur imagination. Lorsqu’ils ont vu la taille du porte-documents, des questions ont jailli. Combien de mémoire peut contenir cette chose? Quels composants d’ordinateurs vont rapetisser dans les années à venir? Quelle nouvelle technologie doit être inventée pour que le projet soit faisable?

La concrétude crée un « domaine» commun sur lequel les individus peuvent collaborer. Tout le monde dans la pièce a le sentiment de parler de la même chose, de s’attaquer au même défi. Même des spécialistes – même les capital-risqueurs de Kleiner Perkins, les étoiles du monde de la technologie – ont tout à gagner d’un discours concret qui les met sur la même longueur d’ondes.

[Source : Chip & Dan Heath
“Ces idées qui collent : Pourquoi certaines idées survivent et d’autres meurent”]

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