Voici l’histoire de deux hommes qui font une découverte digne d’un prix Nobel et susceptible de changer la vie de centaines de millions d’êtres humains – et dont l’un n’a d’autre recours que de s’empoisonner pour qu’on le croie !
Une personne sur dix aura un ulcère au cours de sa vie. Les ulcères duodénaux, les plus courants, sont rarement mortels mais extrêmement douloureux. Pendant très longtemps, la cause des ulcères est restée un mystère. La sagesse populaire voulait que les ulcères se développent lorsqu’un surplus d’acide s’accumule dans l’estomac, rongeant sa paroi. Ce surplus d’acidité, disait-on alors, pouvait être causé par le stress, une nourriture épicée ou l’absorption de grandes quantités d’alcool. Les traitements consistaient généralement à atténuer les symptômes douloureux, personne ne sachant très bien comment « soigner»l’ulcère .
Au début des années 1980, deux chercheurs de Perth, en Australie, Barry Marshall et Robin Warren, ont fait une découverte stupéfiante : les ulcères sont provoqués par des bactéries. Plus précisément une minuscule bactérie en forme de spirale (On lui donnerait par la suite le nom de Helicobacter pylori ou H.pylori). La signification de cette découverte était considérable : si les ulcères étaient provoqués par des bactéries, ils pouvaient être guéris. Et même guéris en quelques jours par un simple traitement antibiotique.
Le monde médical, pourtant, se garda bien du moindre cri de joie. Il n’y eut pas de fête en l’honneur de Marshall et Warren qui avaient, seuls ou presque, jeté un espoir nouveau sur la santé de plusieurs centaines de millions d’êtres humains. La raison de ce manque d’enthousiasme était simple : personne ne les crut.
Le fait est que l’histoire de la bactérie soulevait plusieurs problèmes.
Le premier relevait du bon sens. L’acide qui se trouve dans l’estomac est une substance extrêmement puissante – elle peut, c’est une évidence, ronger un morceau de viande épais mais aussi (ce qui est moins évident) dissoudre un clou. Il était totalement ridicule de penser qu’une bactérie pouvait survivre dans un tel milieu. On croise rarement des igloos en plein Sahara.
Le deuxième problème tenait à la source de l’histoire. À l’époque de leur découverte, Robin Warren était simple pathologiste dans un hôpital de Perth et Barry Marshall, âgé de 32 ans, terminait son internat. Aux yeux de la communauté médicale, la cause était entendue : les internes ne guérissent pas des maladies qui touchent 10 % de la population mondiale.
Le dernier problème était le lieu. Un chercheur de Perth, ma foi, c’est un peu comme un médecin du Mississippi. La science est la science mais le snobisme humain est ainsi fait que nous avons tendance à penser que certains milieux lui sont plus favorables que d’autres.
Marshall et Warren n’ont même pas réussi à faire publier l’article de leurs travaux. Lorsque Marshall présenta leurs résultats lors d’un congrès professionnel, les scientifiques ricanèrent. L’un des chercheurs qui assistait à l’une de ses présentations fit remarquer « que Marshall n’avait tout bonnement pas le comportement d’un scientifique ». Pour être honnête avec les sceptiques, ils disposaient tout de même d’un argument pertinent : les preuves de Marshall et Warren reposaient sur la corrélation et non sur la causalité. La quasi-totalité des patients souffrant d’un ulcère semblaient être porteurs de la bactérie H. pylori. En revanche, tous les porteurs de la bactérie ne présentaient pas un ulcère. Et, pour établir le lien de cause à effet, les chercheurs pouvaient difficilement inoculer la bactérie à un groupe d’innocents individus pour vérifier s’ ils développaient un ulcère.
En 1984, la patience de Marshall était à bout. Un matin, il se priva de petit-déjeuner et demanda à ses collègues de le rejoindre dans le laboratoire. Alors, sous leurs yeux effarés, il ingurgita un verre contenant près d’un milliard d’H. pylori. «J’ai eu l’impression de boire de l’eau croupie » se souvient-il.
Au bout de quelques jours, Marshall a commencé à avoir des douleurs, des nausées et à vomir – les symptômes classiques d’une gastrite, premier stade de l’ulcère. À l’aide d’un endoscope, ses collègues découvrirent que la paroi de son estomac, encore rose et saine quelques jours auparavant, était rouge et irritée. Tel un magicien, Marshall se soigna alors avec un traitement à base d’antibiotiques et de bismuth (l’ingrédient actif du Pepto-Bismol).
Le combat, pourtant, était loin d’être achevé. Certains scientifiques remirent en cause la validité de l’expérience. Marshall s’était soigné avant d’avoir développé un ulcère complet, avancèrent-ils, il avait donc peut-être simplement développé les symptômes d’un ulcère. Mais la démonstration de Marshall donna un second souffle aux défenseurs de la théorie de la bactérie et les études se multiplièrent, apportant de nouvelles preuves de sa pertinence.
En 1994, dix ans plus tard, le National Institute of Health donna enfin sa bénédiction à l’idée que les antibiotiques étaient le traitement de choix pour les ulcères. Les recherches de Marshall et Warren avaient apporté leur pierre à un thème majeur de la médecine moderne : les bactéries et les virus sont responsables de beaucoup plus de maladies qu’on ne le croit. On sait aujourd’hui que le cancer du col de l’utérus est dû au papillomavirus humain contagieux, le HPV. Certains types de maladies du cœur ont été reliés au cytomegalovirus, un virus courant qui infecte environ deux tiers de la population.
A l’automne 2005, Marshall et Warren ont reçu le Prix Nobel de médecine pour leur travail.
[Source : Chip & Dan Heath
“Ces idées qui collent : Pourquoi certaines idées survivent et d’autres meurent”]