Nous ne sommes pas que quelques compagnons de la MOI* ou des FTP* à partager l’espace de la cellule. Il faut aussi cohabiter avec les puces, les punaises et la gale qui nous rongent. (…) Jacques n’est déjà plus le même. Dès son réveil, il fait les cent pas, silencieux. Lui aussi compte ces heures perdues, foutues à tout jamais. Peut être pense-t-il aussi à une femme, au-dehors. Le manque de l’autre est un abîme ; parfois, la nuit, sa main se lève et tente de retenir l’impossible, la caresse qui n’est plus, la mémoire d’une peau dont la saveur a disparu, un regard où la complicité vivait en paix. (…) C’est en le regardant muré dans son désespoir, ici même, au milieu de cet univers sordide, que j’ai pourtant vu l’une des plus justes beautés de notre monde : un homme peut se résoudre à l’idée de perdre sa vie, mais pas à l’absence de ceux qu’il aime. (…) Ici, nous sommes au fond du monde, dans un espace obscur et exigu ; un territoire où seule la maladie règne en maître. Mais au milieu de ce terrier infâme, au plus noir de l’abîme, réside encore une infime parcelle de lumière, elle est comme un murmure. Les espagnols qui occupent les cellules voisines l’appellent parfois le soir en la chantant, ils l’ont baptisée Esperanza.
(*) MOI : Main-d’oeuvre immigrée, FTP : Francs-tireurs et partisans
[Les enfants de la liberté, Marc Levy]