Il y a tant de gens qui poussent la sophistication jusqu’à lire sans lire. Comme des hommes-grenouilles, ils traversent les livres sans prendre une goutte d’eau. (…) Ce sont les lecteurs-grenouilles. Ils forment l’immense majorité des lecteurs humains, et pourtant je n’ai découvert leur existence que très tard. Je suis d’une telle naïveté. Je pensais que tout le monde lisait comme moi ; moi, je lis comme je mange : ça ne signifie pas seulement que j’en ai besoin, ça signifie surtout que ça entre dans mes composantes et que ça les modifie.
On n’est pas le même selon qu’on a mangé du boudin ou du caviar ; on n’est pas le même non plus selon qu’on vient de lire du Kant (Dieu m’en préserve) ou du Queneau.
Enfin, quand je dis “on”, je devrais dire “moi et quelques autres”, car la plupart des gens émergent de Proust ou de Simenon dans un état identique, sans avoir perdu une miette de ce qu’ils étaient et sans avoir acquis une miette supplémentaire. Ils ont lu, c’est tout : dans le meilleur des cas, ils savent “ce dont il s’agit”. Ne croyez pas que je brode. Combien de fois ai-je demandé, à des personnes intelligentes “Ce livre vous a-t-il changé ?” Et on me regardait, les yeux ronds, l’air de dire : “Pourquoi voulez-vous qu’il me change ?”
(…)
Alors, vous vous imaginez que ce sont les livres “à message” qui peuvent changer un individu ? Quand ce sont ceux qui les changent le moins. Non, les livres qui marquent et qui métamorphosent, ce sont les autres, les livres de désir, de plaisir, les livres de génie et surtout les livres de beauté.
Ah mais, c’est très important ! Modifier le regard : c’est ça, notre grand oeuvre.
“Au fond, les gens ne lisent pas ; ou, s’ils lisent, ils ne comprennent pas ; ou, s’ils comprennent, ils oublient.” Voilà qui résume admirablement la situation, vous ne trouvez pas ?
[Hygiène de l’assasin, Amélie Nothomb]