[Extrait] Les enfants de la liberté, M.Lévy


– Garde tes forces, mon vieux.
– Pour en faire quoi ? Ce n’est plus qu’une question d’heures pour moi. Jeannot, il faudra un jour que tu racontes notre histoire. Il ne faut pas qu’elle disparaisse comme moi.
– Tais-toi, Samuel, tu dis des bêtises et je ne sais pas raconter les histoires.
– Ecoute-moi, Jeannot, si toi tu n’y arrives pas, alors tes enfants le feront à ta place, il faudra que tu leur demandes. Jure-le moi.
– Quels enfants ?
– Tu verras, poursuit Samuel dans un délire halluciné. Plus tard tu en auras, un , deux,  ou plus je ne sais pas, je n’ai plus vraiment le temps de compter. Alors il faudra que tu leur demandes quelque chose de ma part, que tu leur dises que cela compte beaucoup pour moi. C’est un peu comme s’ils tenaient une promesse que leur père aurait faite dans un passé qui n’existera plus. Parce que ce passé de guerre n’existera plus, tu verras. Tu leur diras de raconter notre histoire, dans leur monde libre. Que nous nous sommes battus pour eux. Tu leur apprendras que rien ne compte plus sur cette terre que cette putain de liberté capable de se soumettre au plus offrant. Tu leur diras aussi que cette grande salope aime l’amour des hommes, et que toujours elle échappera à ceux qui veulent l’emprisonner, qu’elle ira toujours donner la victoire à celui qui la respecte sans jamais espérer la garder dans son lit. Dis-leur Jeannot, dis-leur de raconter tout cela de ma part, avec leurs mots à eux, ceux de leur époque. Les miens ne sont faits que des accents de mon pays, du sang que j’ai dans la bouche et sur les mains.
– Arrête, Samuel, tu t’épuises pour rien.
– Jeannot, fais-moi cette promesse : jure-moi qu’un jour tu aimeras. J’aurais tant voulu pouvoir le faire, tant voulu pouvoir aimer. Promets-moi que tu porteras un enfant dans tes bras et que dans le premier regard de vie que tu lui donneras, dans ce regard de père, tu mettras un peu de ma liberté. Alors, si tu le fais, il restera quelque chose de moi sur cette foutue terre.

J’ai promis et Samuel est mort au lever du jour. Il a inspiré très fort, le sang a coulé de sa bouche, et puis j’ai vu sa mâchoire se crisper tant la douleur était violente. La plaie à son cou était devenue parme. Elle est restée ainsi. Je crois que sous la terre qui le recouvre, dans ce champ de la Haute-Marne, un peu de pourpre résiste au temps, et à l’absurdité des hommes.

[Les enfants de la liberté, Marc Levy]

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