Dans son livre « Vous voulez rire, Monsieur Feynman ! » , Richard P.Feynman, Prix Nobel de physique, raconte un ensemble d’anecdotes qui ont ponctué sa vie. Cet extrait traite de l’intégrité scientifique vs. les pseudo-sciences ordinaires et leur impact sociétal.
“N’y a-t-il pas des choses plus ordinaires auxquelles les gens croient sans raison valable ? (…) Finalement j’ai trouvé : les gens croient, par exemple, qu’il existe une science de l’éducation. On enseigne la pédagogie ; il y a des gens qui réfléchissent à la manière d’enseigner les mathématiques, etc. Et pourtant, en dépit de toutes ces réflexions sur la façon d’améliorer nos techniques d’enseignement, le rendement de l’enseignement ne cesse de baisser ; au mieux il reste stationnaire. Voilà donc un exemple de remède de sorcier qui ne marche pas. Mais on pourrait songer à d’autres exemples ; la manière dont nous traitons les criminels en est un. On n’a fait aucun progrès dans ce domaine ; il y a des tas de théorie mais on ne fait aucun progrès ; la manière dont nous traitons les criminels ne fait pas le moins du monde diminuer la criminalité.
Et pourtant, toutes ces choses se prétendent scientifiques, et il y a des gens qui font des recherches dans ces domaines-là. A mon avis, toute cette pseudo-science ne sert qu’à impressionner l’homme de la rue. Si, par exemple, une institutrice trouve quelques bonnes recettes pour apprendre à lire aux enfants, elle se voit immédiatement rappelée à l’ordre et obligée de procéder autrement… quand elle ne s’autocensure pas et ne s’imagine pas d’elle-même que sa méthode n’est pas la bonne. Autre exemple : combien de mères se culpabilisent sous prétexte qu’elles punissent leurs enfants quand ils font des bêtises, simplement parce que de soi-disant experts ont décidé que ce n’était pas la chose à faire !
Tout cela pour dire que nous devrions nous préoccuper un peu plus des théories qui ne marchent pas et des sciences qui n’en sont pas.
Les sciences et la psychologie de l’éducation sont à mon avis des exemples de ces pseudo-sciences dont je serai tenté de dire qu’elles s’apparentent au “culte du cargo”.
Le culte du cargo
Dans les îles du Pacifique sud règne ce qu’on appelle le culte du cargo. Les indigènes qui ont vu pendant toute la guerre atterrir des avions chargés de marchandises aimeraient bien que ça recommence. Pour ce faire, ils construisent des espèces de pistes d’atterrissage où rien ne manque depuis les feux de signalisation jusqu’à la hutte en bois dans laquelle se tient un soi-disant contrôleur aérien, avec son casque sur la tête, d’où sortent, en guise d’antennes, des tiges de bambou. Et ils attendent l’arrivée des avions. Tout est exactement comme c’était pendant la guerre… et pourtant, rien ne se passe ; ça ne marche pas ; aucun avion ne vient atterrir.
Si j’assimile toutes ces pseudo-sciences au culte du cargo c’est parce, dans un cas comme dans l’autre, les règles formelles de la vraie recherche scientifique sont respectées ; mais il manque visiblement quelque chose d’essentiel, puisque les avions n’atterrissent pas.
Evidemment, pour bien faire, il faudrait maintenant que je vous dise ce qui manque. C’est à peu près aussi difficile que d’expliquer aux populations des mers du Sud comment faire pour que les richesses recommencent à tomber du ciel ; s’il ne s’agissait que de modifier la forme des écouteurs, ce serait beaucoup plus facile.
De l’intégrité de la pensée scientifique
Pourtant, il y a une chose qui je crois manque profondément à ces pseudo-sciences – c’est une chose que l’on vous a, du moins je l’espère, apprise à l’école – une chose dont on ne parle jamais explicitement, et qu’il est intéressant, pour cette raison, de faire sortir de l’ombre. Je veux parler de cette espèce d’intégrité propre à la pensée scientifique, qui en dernière analyse correspond à une forme d’honnêteté fondamentale – une sorte d’exigence extrême qui ne laisse rien au hasard. Quand, par exemple, vous faites une expérience, vous savez bien qu’il faut tout noter, pas seulement ce qui va dans le sens de la validation de l’expérience, mais aussi tout ce qui pourrait rendre le résultat contestable. Vous devez en particulier noter tous les “points” que vous avez éliminés sur la base d’autres expériences, afin qu’en lisant le compte-rendu, on sache que vous avez éliminé ces points-là. De même, vous devez donner, quand vous en avez connaissance, toutes les informations susceptibles de jeter le doute sur l’interprétation que vous proposez. De même encore, si vous faites un travail théorique, il ne faut pas vous contenter d’en vanter les avantages ; il faut également signaler tout ce qui peut l’invalider et faire état d’éventuelles objections. Ce n’est d’ailleurs pas si simple qu’il y paraît. Par exemple, lorsqu’on élabore une théorie rassemblant un certain nombre d’idées, il faut prendre garde, lorsqu’on explique ce avec quoi ladite théorie cadre, à ne pas inclure là-dedans les résultats à partir desquels la théorie elle-même a été élaborée ; il faut s’assurer que la théorie, dans son état final, permet bien de prédire des choses nouvelles, apporte quelque chose de nouveau.
Bref, ce qu’il faut, c’est donner le maximum d’informations, toutes les informations nécessaires, pour que les autres puissent porter un jugement en toute connaissance de cause ; il faut surtout éviter de ne donner que les informations qui orientent le jugement dans une seule direction.
(…)
L’expérience prouve d’ailleurs que de toute façon la vérité finit toujours par triompher : tôt ou tard, d’autres referont vos expériences et les confirmeront, ou les informeront ; tôt ou tard, les phénomènes manifesteront leur accord ou leur désaccord avec votre théorie. Et même si momentanément vos expériences, ou votre théorie, vous valent des avantages et une certaine gloire, à long terme, votre réputation n’a rien à gagner à ce que l’on découvre que vous n’avez pas travaillé sérieusement. C’est cette exigence, ce souci de ne pas s’en conter à soi-même qui, souvent, manquent aux chercheurs de ces disciplines que j’assimile au culte du cargo.
Evidemment cela tient pour une large part aux difficultés inhérentes à ces disciplines, au fait que la méthode scientifique ne peut guère y être appliquée. Mais dire cela, à mon avis, ne résout pas le problème. ça explique pourquoi les avions n’atterrissent pas ; mais le problème reste entier : les avions n’atterrissent pas.